“L'oeil de la tempête”

Soudain, après l'indolente langueur des jours sans alizé, le vent balaya l'horizon, souleva le miroir, et s'engouffra dans les toiles. Je quittai le gros bout de mes lunettes et tint bon les pinceaux.

Imperturbable, à l'arrière, le Capitaine Zep, un pied sur sa bécane, ne tourna pas la tête, tout absorbé dans ses pensée profondes. La surface agitée ne le concernait pas.

- “Ca n'est plus qu'un petit problème de ressort, marmonna-t-il, mais cette fois ça va marcher”.

Il détendit la jambe et appuya.

La voile claqua. L'espace se mit à bouger dans un vrombissement. Le navire fut soulevé, et mon œil bascula.

Le son pénétra mes artères, retournant mon enveloppe. Etait-ce là le chant de la baleine ?

- “Mets ta morphose”, cria le capitaine, ”ça n'est pas la mer à boire". Mais je me redressai, m'étirai, et m'enfilai dans l'espace.

Alors un nouveau vrombissement m'éjecta, me projetant en avant. Mes yeux remontèrent, exorbités, vers le haut de la tête. Je m'accroupis devant la pédale et aspirai. Le vent pénétra mes poumons, puis le ventre.

J'appuyais à fond et me sentais de mieux en mieux dans ma peau de grenouille. Je voyais maintenant le Capitaine Zep, tout petit à l'autre bout, qui faisait le pont, la tête en bas. Je me détendais.

La pédale remonta brusquement et à nouveau le tonnerre gronda.
L'espace se tordit tandis que mes artères rétrécissaient. Virement de bord. Le navire basculait dans l'autre sens. Je m'aplatis, puis m'effondrai. Le Capitaine Zep prit la relève, et s'allongea tel un héros de western en contre plongée, tandis que dans un ultime effort, je me redressai, pris mes pinceaux, courus jusqu'au fond de l'espace et enfilai ma morphose.

Il y eu encore quelques secousses, encore quelques craquements, puis le bateau sombra.

C'est alors que mes yeux révulsés entrevirent mon cerveau.

Depuis, je navigue au gré des courants, parmi le cliquetis des épaves, j'imite la dérive des fongus baladeurs, je regarde bouger la peau des lézards mangeurs de rouille. Je draine avec moi une mémoire aquatique.
Je joue et j'attends.
Je vois.

Et j'entends, parfois, la nuit, portée par le vent, tonitruante et chavirée, la voix du Capitaine qui, dans quelque bar au fond d'un port, parle à qui veut l’écouter, d'armer un rafiot pour reprendre la mer.

Christine Gaussot 1984